Le dilemme des entreprises européennes

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Article rédigé le 03/11/2021  
Résumé

En se retirant du JCPOA, le 8 mai 2018, les États-Unis ont rétabli des sanctions « secondaires » impactant directement les entreprises européennes implantées sur le marché iranien. Or, les dispositions de l’article 5§1 du règlement (CE) n° 2271/96 du Conseil du 22 novembre 1996 dit « Loi de blocage de l’U.E. » interdisent aux sociétés européennes de se conformer aux mesures extraterritoriales américaines concernant notamment l’Iran. Par conséquent, par application dudit règlement et sauf autorisation de la Commission européenne, les entreprises européennes ont l’interdiction de se retirer du marché iranien pour se conformer aux mesures extraterritoriales américaines. Ce faisant, elles s’exposent toutefois à la mise en œuvre de sanctions économiques et financières par l’OFAC. Comme l’écrit l’avocat général dans ses conclusions relatives à un litige opposant Telekom Deutschland à une banque iranienne, Bank Melli Iran, « les sociétés européennes sont confrontées à des dilemmes impossibles – et très injustes – causés par l'application de deux régimes juridiques différents et directement opposés ». En réponse à des questions préjudicielles provenant du Tribunal régional supérieur de Hambourg (Hanseatische Oberlandesgericht Hamburg), la CJUE va devoir clarifier la portée de la loi de blocage de l’U.E. et déterminer si la résiliation par Telekom Deutschland de l’ensemble de ses contrats avec une banque iranienne, concomitamment au retrait par les États-Unis du JCPOA, peut constituer une violation de l’article 5&1 de la Loi de blocage, alors même que Telekom Deutschland n’a reçu aucune injonction de la part de l’administration américaine, que le recours provient directement de la banque iranienne, entreprises d’un pays tiers à l’U.E., directement visées par les mesures américaines, et que la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne garantit la liberté d’entreprise.

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Pour rappel, le "plan d'action global commun" sur le nucléaire iranien (JCPoA, Joint Comprehensive Plan of Action) dit accord de Vienne, est un accord international signé le 14 juillet 2015, par les 5 Etats membres permanents du Conseil de sécurité des Nations unies[1] auxquels s'ajoutent l'Allemagne et l'Union européenne. Le JCPOA a pour objet principal de limiter le développement nucléaire de l’Iran au nucléaire civil.

Dans le prolongement de cet accord international, l’U.E. a levé l’ensemble de ses sanctions économiques et financières relatives au programme nucléaire iranien et les États-Unis l’immense majorité des sanctions dites « secondaires » mises en œuvre par le Département du Trésor, notamment par le biais de l’Office of Foreign Asset Control (« OFAC »). Ces sanctions, dites « secondaires », s’appliquent à des personnes ou des entités qui ne présentent aucun lien de rattachement avec le territoire américain et exercent leurs activités en Iran. Les sanctions « primaires », peu impactées par le JCPOA, s'appliquent à des personnes ou des entités détenues ou contrôlées par des Américains qui entretiennent des relations d’affaires directes ou indirectes ave l'Iran.

Concomitamment au retrait des États-Unis du JCPOA le 8 mai 2018, Donald Trump a ordonné le rétablissement progressif des sanctions en vigueur avant l’entrée en vigueur du JCPOA.

Le rétablissement de ces sanctions secondaires s’est traduit concrètement par un retrait des entreprises européennes du marché iranien pour éviter toute sanction économique et financière de l’OFAC.

C’est dans ce contexte politico-économique que le fournisseur de services de télécommunication allemand, Telekom Deutschland, qui réalise environ 50 % de son chiffre d'affaires aux États-Unis, a résilié tous les contrats qu’il avait conclus avec une banque iranienne, Bank Melli Iran, disposant d'une succursale à Hambourg.

La décision unilatérale, avec effet immédiat, de Telekom Deutschland est intervenue en novembre 2018, soit quelques jours à peine après l'entrée en vigueur des nouvelles sanctions américaines à l'encontre de sociétés et autres entités iraniennes, dont l'application avait été suspendue par l’adoption de la JCPOA.

Pour contester juridiquement la décision de Telekom Deutschland, la banque iranienne lui a opposé l’application des dispositions de l’article 5§1 du règlement (CE) n° 2271/96 du Conseil du 22 novembre 1996 dit « Loi de blocage de l’U.E. »[2], qui interdit aux sociétés européennes de se conformer aux mesures extraterritoriales américaines concernant notamment l’Iran.

En réponse, Telekom Deutschland, en se fondant sur une note d’orientation de la Commission Européenne[3] a considéré que les dispositions de l'article 5&1 de la loi de blocage de l'UE ne modifiaient pas son droit à une résiliation ordinaire lui permettant de mettre un terme à sa relation commerciale avec la banque iranienne à tout moment et quels que soient ses motifs.

C’est dans ce contexte procédural que le Tribunal régional supérieur de Hambourg (Hanseatische Oberlandesgericht Hamburg) a saisi la CJUE de plusieurs questions préjudicielles[4] portant sur l'interprétation du premier alinéa de l'article 5 de la loi de blocage de l'UE.

Il est intéressant de percevoir une certaine forme de prise de conscience de M. Gerard Hogan, Avocat général en charge de « l’instruction » de cette affaire, lorsqu’il écrit que « les sociétés européennes sont confrontées à des dilemmes impossibles – et très injustes – causés par l'application de deux régimes juridiques différents et directement opposés ».

Il poursuit en considérant que l'article 5&1 de la loi de blocage de l'UE s'applique, même lorsqu'un opérateur se conforme à la législation mentionnée à l'annexe de cette loi, sans avoir préalablement reçu une injonction en ce sens de la part d'une administration ou d'un organe judiciaire étranger, ce qui est le cas en l’espèce.

Il considère ensuite qu'une entreprise européenne qui souhaite résilier un contrat conclu avec une entité iranienne visée par les sanctions américaines doit démontrer et convaincre la juridiction nationale, qu'elle ne l'a pas fait par souci de se conformer à ces sanctions.

Pour ce faire, il appartient, selon lui, à Telekom Deutschland d'établir qu'il existait une raison objective, autre que le fait que la banque iranienne en cause était visée par des sanctions primaires américaines, pour résilier les contrats en cause et il incombe à la juridiction de renvoi de vérifier la véracité de tels motifs.

M. Hogan relève, en outre, que si la loi de blocage de l'UE ne vise pas à protéger les entreprises de pays tiers directement visées par les mesures américaines, elle confère néanmoins à ces dernières un droit de recours. Il note qu’à défaut, la mise en œuvre des dispositions de l'article 5&1 de cette loi reposerait uniquement sur la volonté des États membres et, indirectement, sur celle de la Commission.

Enfin, il considère qu'en cas de non‑respect par une entreprise de l'Union de l'interdiction faite par la loi de blocage de l'UE de se conformer à la législation américaine prévoyant des sanctions secondaires, la juridiction nationale saisie par une partie contractante visée par des sanctions est tenue d'enjoindre à l'entreprise de l'Union de maintenir ses relations contractuelles. Ainsi, la juridiction allemande pourrait être amenée à enjoindre Telekom Deutschland de poursuivre ses relations contractuelles avec la banque iranienne et ce, malgré les risques de sanctions américaines.

Il conclut en estimant que les dispositions de l'article 5&1 de la loi de blocage de l'UE ne sont pas, en soi, contraires à la liberté d’entreprise telle que garantie par la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, étant donné notamment que les opérateurs économiques peuvent demander à la Commission une autorisation de déroger à cette interdiction.

Éclairée par ces conclusions, il appartient désormais à la CJUE de prendre une décision d’ores et déjà fortement attendue par les opérateurs économiques. À cet égard, il est rappelé que les conclusions de l’avocat général ne lient pas la Cour de justice. La mission des avocats généraux consiste à proposer à la Cour, en toute indépendance, une solution juridique dans l’affaire dont ils sont chargés. Mais, il apparaît que dans une grande majorité de ses arrêts, la CJUE a suivi les conclusions de l’avocat général.





Bibliographie


  • Conclusions de l’Avocat Général, M. Gerard Hogan, présentées le 12 mai 2021 Affaire C‑124/20, Bank Melli Iran, Aktiengesellschaft nach iranischem Recht contreTelekom Deutschland GmbH
  • Communiqué de presse n° 78/21, CJUE, Luxembourg, le 12 mai 2021 Conclusions de l’avocat général dans l’affaire C-124/20 ank Melli Iran, Aktiengesellschaft nach iranischem Recht/Telekom Deutschland GmbH
  • Dalloz actualité 31 mai 2021, « Sanctions américaines : la CJUE appelée à interpréter la loi de blocage de l'Union européenne, CJUE, concl., 12 mai 2021, Bank Melli Iran, aff. C-124/20, Veronika Rébier, Dictionnaire permanent Droit européen des affaires
  • Revue Internationale de la Compliance et de l’Ethique des Affaires – Supplément à La Semaine Juridique Entreprise et Affaires N° 26 du jeudi 28 juin 2018, « Le retrait des États-Unis du JCPOA et le rétablissement de sanctions américaines : Une réponse nécessairement politique pour assurer la protection des entreprises françaises et européennes », Olivier Dorgans, avocat à la Cour ;





[1] Les 5 membres permanents du Conseil de sécurité des Nations unies les États-Unis, la Russie, la Chine, la France et le Royaume-Uni

[2] Art. 5 du règlement (CE) n° 2271/96 du Conseil du 22 novembre 1996 : « Aucune personne visée à l'article 11 ne se conforme, directement ou par filiale ou intermédiaire interposé, activement ou par omission délibérée, aux prescriptions ou interdictions, y compris les sommations de juridictions étrangères, fondées directement ou indirectement sur les lois citées en annexe ou sur les actions fondées sur elles ou en découlant.

[3] Note d'orientation de la Commission et du règlement d'exécution (UE) 2018/1101 de la Commission du 3 août 2018 établissant les critères pour l'application de l'article 5, deuxième alinéa, de la loi de blocage de l'UE.

[4] Le renvoi préjudiciel permet aux juridictions des États membres, dans le cadre d’un litige dont elles sont saisies, d’interroger la Cour sur l’interprétation du droit de l’Union ou sur la validité d’un acte de l’Union. La Cour ne tranche pas le litige national. Il appartient à la juridiction nationale de résoudre l’affaire conformément à la décision de la Cour. Cette décision lie, de la même manière, les autres juridictions nationales qui seraient saisies d’un problème similaire.

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